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Saturday 11 December 2010

Pauline à la page #2


Pas facile de résumer en quelques lignes la puissance critique du bulldozer Pauline Kael qui en deux volumes aura fait voler en éclats pas mal d'idées reçues sur une époque dont elle fut la meilleure chroniqueuse et l'une des principales actrices. Laissons lui donc la parole. Un extrait parmi tant d'autres:


"Associé à l'élan pop des années 60, le cinéma a acquis une position centrale parmi les arts - une position dominante, presque écrasante. Les gens qui ont grandi pendant cette période ont été tellement gavés de culture pop qu'ils désorientés face aux arts. Et quand ils s'aperçoivent que, manifestement, le pop ne leur suffit pas, qu'ils attendent des films plus de profondeur et de sens, ils se jettent sur des œuvres lisses et artificielles. Ceux qui ont abandonné tout intérêt pour la littérature, à l'exception des mixtures pop et sucrés concoctés par Vonnegut, Hesse, Tolkien ou Brautigan, sans oublier le Yi King, auront probablement les mêmes goûts à la mode au cinéma. Les enfants de Blow-Up trouveront profonds et évocateurs les films littéraires au pire sens du terme - ceux qui s'apparentent superficiellement aux livres intellos ou aux films d'art et d'essai. Tous les deux ou trois mois, déferle une nouvelle avalanche de recettes lyriques éculées. Film après film, Robert Redford finit épinglé, tel un pauvre papillon, dans un arrêt sur image, en guise de conclusion. Les réalisateurs se sont tellement toqués des téléobjectifs que n'importe quel acteur qui traverse la rue semble comme suspendu dans la brume - l'équivalent cinématographique des points de suspension. Les spectateurs acceptent ces effets dans des films qui, non contents d'être dépourvus de la vitalité pop, sont aussi mous et inconsistants que ceux qui faisaient fuir les générations précédentes d'étudiants. Si l'on a pas profité de la richesse et des plaisirs qu'offrent la littérature, le théâtre et les autres arts, ou la fréquentation assidue des salles de cinéma, on aura tendance a surévaluer l'aliénation simili-romanesque et sentimentale de Cinq pièces faciles. Autant il est compréhensible que des personnes disposant de peu de points de comparaison trouvent le film génial (de la même façon que l'avis d'un enfant sur un film peut être ingénu et drôle, car il a peu d'expérience auxquelles le relier), autant cette inexpérience ouvre la porte au battage médiatique. Ce sont sans doute les critiques de cinéma qui commettent les éloges les plus insensés, plus que dans n'importe quel autre domaine, y compris les critiques rock. La nouvelle tendance consiste à crier au génie le plus fort possible, comme si la critique ne possédait aucune échelle de valeurs, seulement une connaissance par ouï-dire des grandes œuvres. Et tout ce qu'il aime devient un nouveau chef-d'œuvre."

Pauline Kael "Chroniques Américaines" Sonatine, 2010